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Extrait 1 Parce que je reviens d’où nul n’est revenu Vous croyez que je sais des choses Et vous vous pressez vers moi Tout gonflés de vos questions De vos questions informulables. Vous croyez que je sais les réponses. Je ne sais que les évidences La vie La mort La vérité. Je reviens de la vérité. Car là-bas tout était vrai Tout était vrai de vérité mortelle Net, coupant, sans ombre ni mesure Cruauté pure, horreur pure. La vérité dans cette cruauté qui en soutiendrait le regard ? Fermer les yeux pour toujours Ou les ouvrir tout grands Les yeux du délire, Le seul choix ou la seule chance. Et cette lumière sur les prunelles qui ont osé la regarder Les a brûlées. Alors quoi dire Puisque ces choses que je pourrais dire ne vous serviront A rien… … ? »
Charlotte delbo _ extrait de « Qui rapportera ces paroles ? » Editions Pierre-Jean Oswald, 1974 ; rééd. avec Une scène jouée dans la mémoire, Aigues-Vives, HB Éditions, 2001. (Epuisé)
Extrait 2 O vous qui savez saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit O vous qui savez saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte et rester sans larmes O vous qui savez saviez-vous que le matin on veut mourir que le soir on a peur O vous qui savez saviez-vous qu’un jour est plus qu’une année une minute plus qu’une vie O vous qui savez saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux les nerfs plus durs que les os le cœur plus solide que l’acier Saviez-vous que les pierres du chemin ne pleurent pas qu’il n’y a qu’un mot pour l’épouvante qu’un mot pour l’angoisse Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite l’horreur pas de frontière Le saviez-vous Vous qui savez.
Charlotte Delbo _ Extrait de « Aucun de nous ne reviendra » Editions de Minuit 1965
Extrait 3 Vous qui passez bien habillés de tous vos muscles un vêtement qui vous va bien qui vous va mal qui vous va bien qui vous va à peu près vous qui passez animés d’une vie tumultueuse aux artères et bien collée au squelette d’un pas alerte sportif lourdaud rieurs renfrognés, vous êtes beaux si quelconques si quelconquement tout le monde tellement beaux d’être quelconques diversement avec cette vie qui vous empêche de sentir votre buste qui suit la jambe votre main au chapeau votre main sur le cœur la rotule qui roule doucement au genou comment vous pardonner d’être vivants… Vous qui passez bien habillés de tous vos muscles comment vous pardonner ils sont morts tous Vous passez et vous buvez aux terrasses vous êtes heureux et elle vous aime mauvaise humeur souci d’argent comment comment vous ferez-vous pardonner par ceux-là qui sont morts pour que vous passiez bien habillés de tous vos muscles que vous buviez aux terrasses que vous soyez plus jeunes chaque printemps Je vous en supplie faites quelque chose apprenez un pas une danse quelque chose qui vous justifie qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau de votre poil apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie
Charlotte Delbo « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants » _ Extrait de « Une connaissance inutile » Editions de Minuit 1970 |
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